Géographie politique, militaire, urbaine, culturelle et sociale
 
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L'arme demographique

L'arme démographique

 

La population civile est la première victime des conflits urbains. Les réactions des populations dans les villes ex-yougoslaves  sont très diversifiées : elles sont la conséquence d'un état d'esprit personnel de l'habitant, mais aussi le reflet d'une atmosphère générale à la ville et de la stratégie particulière adoptée par les groupes armés dans la ville. Certaines populations sont bombardées, d'autres assiégées. Certaines préfèrent se souder avec les voisins, d'autres se déchirent. Les cas de Mitrovica et de Sarajevo montrent deux exemples opposés. La population de Mitrovica s'est d'autant plus divisée pendant le conflit, chaque communauté reprochant à l'autre les difficultés économiques de la ville. A Sarajevo, par contre, les différentes populations se sont entraidées. Néanmoins, les actions menées par les belligérants ont modifié la répartition ethnique de la population dans la ville et créé d'importants déséquilibres démographiques qui ont marqué l'atmosphère de Sarajevo après la guerre. Les "vécus de guerre" [1] transforment les populations urbaines, du fait des exodes, des privations, et des violences qu'elles ont dû subir. Cette partie se propose d'étudier l'exemple de la ville de Mitrovica, dans laquelle la démographie est devenue plus qu'une raison de conflit, une arme entre les communautés qui s'affrontent.

 

La démographie est une donnée indispensable dans les conflits actuels. En effet, même si ses conséquences se font, pour la plupart, à long terme, elle ne peut être négligée d'un point de vue méthodologique, dans la mesure où elle est désormais une nouvelle arme utilisée dans les tensions géopolitiques mondiales. "La structure démographique – densité de population, masse, composition par âge et par sexe, taux d'accroissement – est en effet considérée comme un des paramètres conditionnant la violence collective" [2]. Ce phénomène s'explique par un double mouvement. D'une part, les villes d'ex-Yougoslavie subissent de graves problèmes économiques, notamment du fait de la transition d'une économie socialiste à une économie libérale en ex-Yougoslavie dans un contexte de tensions accrues entre les communautés ethniques. C'est ainsi que la crise économique est devenue un des principaux facteurs aggravant les conséquences de l'évolution de la démographie dans ces villes, puisque la forte expansion démographique amplifie les difficultés économiques et pèsent sur le budget des villes. D'autre part, les communautés serbes et croates ne possèdent pas du tout le même comportement démographique que les communautés bosniaques et albanaises de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Des tensions peuvent naître entre des Serbes reprochant aux communautés musulmanes leur importante poussée démographique incontrôlable augmentant la marginalisation de leur ethnie dans les régions où ils sont minoritaires.

 

La démographie est considérée, par les Serbes, comme une arme utilisée par les Albanais pour les exclure de la province du Kosovo. La ville de Mitrovica souffre particulièrement de cette problématique pendant le conflit, dans la mesure où elle est divisée par deux grandes sortes de comportement démographique : celui des Serbes d'une part, et celui des Albanais et des petites minorités d'autre part. Cette opposition se traduit sur le plan spatial au niveau de la rivière Ibar, avec quelques poches qui présentent les caractéristiques de l'autre zone de peuplement. Cette division géographique des comportements démographiques s'explique par la répartition spatiale des communautés dans la ville de Mitrovica. Le Kosovo, et particulièrement la région de Mitrovica, sont des aires que l'on peut assimiler aux pays en voie de développement vis-à-vis des comportements démographiques. Ainsi, la transition démographique [3], achevée dans les pays d'Europe occidentale, est, au Kosovo, au même stade que les pays en voie de développement. Si l'on compare avec le cas français, le Kosovo est loin d'avoir le profil démographique des pays riches. En effet, en France, on observe un net ralentissement de la croissance démographique actuelle, reflet de la société occidentale. La forme générale de la pyramide des âges française est dite "en meule de foin", du fait du vieillissement de la population française. C'est celle d'un pays dont la transition démographique est achevée : la natalité et la mortalité sont très basses, la population vieillie. Cette pyramide des âges est l'héritage d'un siècle d'évolutions dans le comportement démographique des Français. Par contraste, le Kosovo n'a pas connu cette évolution. En effet, le commencement de la transition démographique a été plus tardif dans les pays balkaniques, le Kosovo étant une des régions les plus retardataires : "sur le plan démographique, les Balkans se trouvaient dans les années 1950 à l'est de la ligne Saint-Pétersbourg – Trieste définie par le démographe J. Hajnal, dans la partie de l'Europe où les mariages étaient précoces, la nuptialité fréquente et la proportion de célibataires faible, contrairement à la situation prévalant à l'ouest, et où la fécondité et la mortalité étaient également plus élevées" [4]. Le début des années 1960 est marqué au Kosovo par des taux de mortalité féminine et infantile (notamment pour les enfants de moins d'un an) particulièrement élevés [5].

 

Ainsi, l'espérance de vie était de 55,6 ans [6] pour la province du Kosovo en 1960 [7]. Bien que l'espérance de vie au Kosovo suive l'évolution de la Serbie-Monténégro (tableau n°4), elle reste plus basse que pour le reste de l'Europe. Les évolutions démographiques du Kosovo sont traditionnellement celles des pays pauvres, ce qui est à la fois le reflet d'une économie en difficulté, mais aussi d'un régime socialiste [8]. La principale caractéristique de la démographie traditionnelle du Kosovo est donc une forte natalité. En effet, en 1953 déjà, la croissance annuelle de la population albanaise de l'ex-Yougoslavie était de 2,07 %, tandis que dans l'aire de population slave, elle était de 1,41 % seulement. Cette différence de comportement était déjà marquée entre les habitants de Mitrovica.

 

 

Tableau n°4 :

Espérance de vie à la naissance en Serbie-Monténégro

 

 

1980

1990

1995

2000

hommes

femmes

hommes

femmes

hommes

femmes

hommes

Femmes

Serbie-Monténégro

68,6

73,2

69,6

74,8

69,8

74,6

·       Monténégro

72,2

76,7

73,2

78,8

71,6

77,3

71,8

76,8

·       Serbie

68,4

72,9

69,4

74,6

69,7

74,5

ü      Serbie centrale

69,7

74,0

70,2

75,3

70,1

74,7

69,5

74,7

ü       Voïvodine

67,3

73,6

67,5

74,4

67,9

73,6

67,6

73,7

ü       Kosovo

70,0

73,1

73,0

78,1

73,2

79,7

 

Sources : Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 50.

 

 

 

La pyramide des âges du Kosovo est très différente de celle du reste de la Serbie, qui elle est très proche de celle des Balkans. Elle se rapproche bien plus des comportements démographiques des pays du Tiers-monde, tandis que celles de la Serbie centrale, de la Voïvodine et du Monténégro tendent à se rapprocher des comportements de l'Europe occidentale. Sur les 1.892.327 habitants (estimés lors du recensement de 1991) du Kosovo, la part des jeunes est nettement dominante (tableau n°5). Le Kosovo atteint même des records en Europe. Cette caractéristique dans la population du Kosovo est la conséquence du comportement démographique des Albanais qui s'oppose à celui des Serbes. Ce fait est particulièrement marqué à Mitrovica où les deux communautés sont présentes.

 

Tableau n°5 :

Répartition de la population par groupes d'âges (en 2000)

(en pourcentage d'après les estimations des auteurs)

 

 

0-14 ans

15-39 ans

40-64 ans

65 ans et +

Indice de vieillissement

Serbie-Monténégro

20,2

36,2

30,3

13,3

0,66

·        Monténégro

21,9

38,8

28,3

11,0

0,50

·        Serbie

20,1

36,1

30,5

13,4

0,67

ü      Serbie centrale

16,8

33,5

33,8

15,9

0,95

ü       Voïvodine

17,1

34,1

34,3

14,5

0,85

ü       Kosovo

31,0

44,1

18,8

6,1

0,20

 

Source : Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 47.

 

 

En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population albanaise du Kosovo connaît une croissance très rapide (tableau n°6), due à un taux de natalité au-dessus de 30 ‰ jusqu'à nos jours. Ce phénomène récent contraste avec le comportement des Serbes du Kosovo qui ont tendance à s'occidentaliser, c'est-à-dire à avoir un taux de fécondité qui assure plus le renouvellement des générations. Le taux de mortalité des Albanais est peu élevé par rapport à celui des Serbes, du fait de la jeunesse de la population albanaise face au vieillissement plus accru de la communauté serbe. Le comportement démographique traditionnel des Albanais s’est accentué au cours du dernier demi-siècle. Ainsi, le Kosovo, entre 1948 et 1991 [9], a vu sa population passer de 733.000 habitants à 1.950.000, soit une augmentation de 167 % [10]. Cet accroissement est essentiellement dû à un fort taux de natalité dans la communauté albanaise (dans la mesure où le solde migratoire du Kosovo est négatif, du fait de la pauvreté de la province, des tensions interethniques et des conflits). C'est pourquoi, les différences entre les comportements démographiques de la population albanaise et de la population serbe se font particulièrement sentir. La cohabitation des deux communautés montre les écarts démographiques existants : dans un foyer serbe, la moyenne est de deux ou trois enfants, tandis que les foyers albanais sont régulièrement composés de six ou sept enfants. En 1960, le taux de fécondité au Kosovo était de plus de 6 enfants par femme. Aujourd'hui, il est encore supérieur à 3 [11]. Par conséquent, Mitrovica est le symbole de cette opposition démographique actuelle : des Kosovars albanais au fort taux de natalité face à des Kosovars serbes au comportement démographique plus occidentalisé.

 

 

Tableau n°6 :

Croissance annuelle en ex-Yougoslavie

 

 

1953

1971

1991

Aire de population slave

1,41 %

1,02 %

0,46 %

Aire de population albanaise

(Kosovo, Macédoine orientale, Monténégro)

2,07 %

2,38 %

2,06 %

 

Source : Cabanes, Pierre et Bruno, 1999, Passions albanaises,

2ème édition, Editions Odile Jacob, Paris, 1ère édition 1990, p. 241.

 

 

 

C'est pourquoi, l'opposition entre les nationalistes serbes et les nationalistes albanais s'appuie, entre autres arguments, sur les facteurs démographiques. D'une part, les Albanais expliquent leur volonté d'hégémonie sur l'ensemble de la ville de Mitrovica et du territoire du Kosovo par l'évolution démographique de leur communauté, dont l'importance numérique et proportionnelle ne cesse d'augmenter. D'autre part, les Serbes accusent les Albanais de pousser volontairement le taux de fécondité de leurs femmes, afin de les marginaliser dans la ville de Mitrovica, comme dans le reste de la province. La démographie est non seulement une arme, mais elle est également une raison de se battre pour un territoire : en effet, "dans ses Essais de polémologie, Gaston Bouthoul présente la démographie comme un des «baromètres» fondamentaux permettant de détecter l'approche des guerres" [12]. C'est pourquoi, la surpopulation de la ville de Mitrovica vis-à-vis de ces ressources entraîne un conflit d'intérêts territoriaux au cœur du milieu urbain entre les diverses communautés.

 

La même analyse pourrait être faite sur le cas de Sarajevo. En effet, le réveil de la "conscience nationale" serbe en Bosnie-Herzégovine est principalement dû à la thèse selon laquelle "les Bosniaques en douceur gagnent la suprématie en Bosnie-Herzégovine". Ces arguments, manipulés et exacerbés par le gouvernement de Belgrade, ont enclenché l'escalade du nationalisme serbe en Bosnie-Herzégovine, et par conséquent le regain des divers courants nationalistes et la division intercommunautaire au sein de la ville de Sarajevo. Le choix de ce paragraphe s'est porté sur la ville de Mitrovica, dans la mesure où les doctrines sur une arme démographique utilisée par les populations musulmanes pour affaiblir proportionnellement la population serbe atteignent leur paroxysme dans la province du Kosovo. Cette thèse permet d'appuyer et de cacher les projets expansionnistes du gouvernement de Belgrade. De nombreux textes développant la théorie du panserbisme ont accentué cette peur des populations serbes vivant dans des régions de l'ex-Yougoslavie où elles sont minoritaires. C'est, notamment, le cas du Mémorandum de l'Académie [13] qui "avait soulevé une vague de protestations et une grande inquiétude au sein des instances dirigeantes en Voïvodine et au Kosovo, ainsi que dans les autres républiques yougoslaves, lesquelles se sentirent dangereusement menacées par ce programme de recentralisation au profit de la Serbie" [14]. La démographie est un aspect important dans les conflits ex-yougoslaves, puisque le gouvernement de Belgrade manipule les populations serbes  autour de menaces sur leur marginalisation numérique en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, vis-à-vis de populations musulmanes au forts taux d'accroissement naturel. Le sentiment de surpopulation dans une ville est un facteur d'insécurité urbaine très important. Lorsque les premières difficultés économiques ont touché, à la mort de Tito, la Yougoslavie, ces peurs se sont ancrés dans les diverses villes ex-yougoslaves, au point de recréer l'espace urbain autour de la problématique population/emplois, population/richesses, dans laquelle chaque communauté accuse l'autre des difficultés que connaît la ville.




[1] Duménil, Anne, 2005, La guerre au XXe siècle, tome 2, L'expérience des civils, La documentation Française, Collection documentation photographique, n°8043, 64 pages.

[2] Géré, François, 2002, Pourquoi les guerres ? Un siècle de géopolitique, édition Larousse en collaboration avec Courrier International, Paris, p.88.

[3] La transition démographique est le fait de changer de comportement démographique. La phase 1 est celle des pays pauvres, avec une natalité et une mortalité très élevée. La phase 2 est une étape : la mortalité baisse de façon conséquente, ce qui provoque un accroissement naturel très important, le taux de natalité étant toujours aussi élevé. La phase 3 est la phase terminale, où la natalité baisse, pour rejoindre un taux proche de celui de la mortalité. L'accroissement naturel est donc modéré. Les pays occidentaux ont commencé et achevé leur transition démographique de façon précoce. Actuellement, plus aucun pays ne se trouve dans la phase 1. Mais, les pays en voie de développement, en cours de transition, connaissent un très fort accroissement naturel, ce qui n'est pas sans poser des problèmes.

[4] Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 43.

[5] Snjezana Mrdjen et Goran Penev parlent même  des "chiffres les plus alarmants" enregistrés dans les Balkans pour cette période (Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 49).

[6] Chiffre extrait de Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 49.

[7] Pour comparaison, entre 1960 et 1964, elle était, en France, de 67,9 ans pour les hommes et 74,4 ans pour les femmes (chiffres extraits de Cheize, Robert, 2000, La France, Aspects géographiques et économiques, 3ème édition, Armand Colin, Paris, p. 47).

[8] François-Olivier Seys-Bintein se pose même la question de savoir s'il n'existe pas un modèle démographique dans les pays de l'Europe de l'est sous domination de régimes communistes ou socialistes. En effet, il intitule une des parties de son développement sur la population en Europe médiane : "La situation démographique avant la transition : existait-il un modèle démographique des pays socialistes ?" (Seys-Bintein, François-Olivier, 1997, "Populations et sociétés en Europe médiane", dans Dumortier, Brigitte (sous la direction de), 2003, L'Europe médiane en mutation, Editions du temps, collection Questions de Géographie, Paris, p. 44).

[9] Pendant cette même période, la Serbie centrale a connu une augmentation modérée, loin de celle du Kosovo, avec une progression de seulement 39 %.

[10] Cabanes, Pierre et Bruno, 1999, Passions albanaises, 2ème édition, Editions Odile Jacob, Paris, 1ère édition 1990, p. 241-242.

[11] Mrdjen, Snjezana et Goran Penev, 2003, "Balkans. Des comportements démographiques bouleversés", Le courrier des pays de l'Est, n°1035, mai 2003, dans "Populations et migrations, CEI, Russie, Europe centrale et du Sud-Est", La documentation française, Paris, p. 51.

[12] Géré, François, 2002, Pourquoi les guerres ? Un siècle de géopolitique, édition Larousse en collaboration avec Courrier International, Paris, p.88.

[13] Il s'agit du Mémorandum fait par un groupe d'académiciens de l'Académie serbe des sciences et des arts sur des questions sociales actuelles de notre pays, dont les premiers extraits ont été publiés à Belgrade en18986.

[14] Grmek, Mirko, Marc Gjidara et Neven Simac, 1993, Le nettoyage ethnique, Documents historiques sur une idéologie serbe, rassemblés, traduits et commentés, Fayard, Paris, p. 234.

 

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