La disparition des économies multiethniques
et l'apparition d'inégalités sociales fortes
D'un point de vue économique, les villes ex-yougoslaves fonctionnaient, sous le régime de Tito, selon un mode communiste, c'est-à-dire où les notions d'appartenances sociale, ethnique et religieuse étaient, en principe, abolies. Avant les conflits ex-yougoslaves, les équilibres économiques des villes de Sarajevo et de Mitrovica sont la conséquence de la politique d'autogestion menée par Tito sur l'ensemble du pays : "le terme «autogestion» évoque la gestion d'une unité de production de biens et de services par ses propres travailleurs et donc une «autonomie» de décision et une forme de propriété sociale rompant l'étatisme" . Les conséquences de ce type d'économie sont nombreuses : tout d'abord, elle impose l'entente multicommunautaire dans les villes de Sarajevo et de Mitrovica pour que l'ensemble de l'économie urbaine puisse se développer. C'est pourquoi, l'équilibre social de ces villes maintient la cohabitation des différentes ethnies, dans la mesure où elles trouvent un objectif commun autour du développement de l'économie de la ville. De plus, l'autogestion amène une indépendance de la ville dans l'ensemble yougoslave. Enfin, chaque ville peut appliquer sa conception de l'idéologie yougoslave à son économie, c'est-à-dire plaquer un modèle de cohabitation des communautés dans le système social. Ainsi, les entreprises de Sarajevo s'organisent en mêlant les communautés indistinctement, de la même façon que la population évolue dans la ville : en effet, le travail participe à l'espace vécu public où la sphère religieuse et ethnique n'entre pas en compte. A l'opposé, à Mitrovica, le complexe industrialo-minier de Trepca regroupe les communautés serbe et albanaise, mais les équipes de travail ne sont pas pour autant mixtes (de la même façon que la ville s'organise autour de la juxtaposition des deux communautés sans aucun mélange entre elles, à la fois d'un point de vue de la répartition spatiale des populations, et d'un point de vue de l'organisation sociale). En effet, "les rapports entre la question de l'intégration nationale d'une minorité et celle du développement de la région qu'elle occupe sont sous la dépendance, entre autres, de trois ordres de facteurs : le calibre et la territorialité du groupe minoritaire, la nature de classe et l'organisation de l'Etat, enfin le niveau de développement, le système d'alliances et le mode d'articulation à l'économie mondiale de la formation sociale dans son ensemble" . Néanmoins, dans les deux exemples de Sarajevo et de Mitrovica, le système économique multiethnique – quelle que soit sa forme – maintenait l'équilibre social urbain : chacun avait besoin de l'autre pour assurer le développement de la ville. C’est pourquoi, les conflits intercommunautaires ont non seulement détruit les systèmes de production, mais aussi l’organisation sociale permettant le développement des villes ex-yougoslaves.
L'exemple du complexe industrialo-minier
de Trepca dans la ville de Mitrovica
Le complexe industriel de Trepca est à l'origine à la fois de la fortune et des malheurs de la ville de Mitrovica, ainsi que de toute sa région. Du fait de l’importance des ressources minières entourant la ville, il a permis le développement de Mitrovica, par un essor industriel, dans une province agricole en retard au sein de l'ancienne Yougoslavie. Le complexe minier de Trepca suit une organisation verticale, depuis l'extraction des minerais dans les mines jusqu'à leur traitement en usine. Cette organisation se reflète aussi dans la répartition spatiale du complexe à l'est de la ville de Mitrovica. En effet, le complexe s'étale du nord au sud de la ville, ce qui entraîne une nécessaire coopération entre toutes les communautés de Mitrovica pour qu'il puisse fonctionner. Ainsi, au nord de la ville, on rencontre les usines Kablar, puis la cimenterie, puis la fabrique de remorques. En descendant au sud de la ville, on trouve les différentes usines de traitement de minerais (pour le zinc, le plomb… extraits au nord de la ville), une usine de batterie, une usine pour fabriquer les engrais, une usine de tabac puis plus au sud les bassins de décantation. Tout le complexe industriel se trouve à l'est de la ville, le long de la Sitnica puis de l'Ibar quand celle-ci s'y jette.
Le complexe industrialo-minier connaît son apogée sous le régime de Tito, puisque ce dernier a engagé une politique, dès 1970, d'industrialisation des régions les plus défavorisées de la RSFY : le Kosovo en fut le principal bénéficiaire. Mais depuis le début des années 1980, Trepca souffre du manque d'investissements . En effet, la fin des privilèges que Tito avait accordés à la province du Kosovo marque également la fin de la prospérité de l'industrie de Trepca. Les choses s'empirent avec l'arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic. En effet, l'organisation de l'industrie de Mitrovica est issue de l'époque communiste ; par conséquent, les emplois industriels de la ville sont, en grande majorité, rémunérés directement par le gouvernement de Belgrade. Lorsque les Albanais ont été licenciés, les Serbes n'ont pas pu les remplacer à des postes pour lesquels ils n'avaient aucune qualification ; c'est pourquoi, l'exploitation du complexe a été fortement ralentie. "Entre 1989 et 1995, la production industrielle a enregistré un recul de 71,6 %, soit le chiffre le plus élevé de toute l'histoire kosovare" . Le nombre d'employés du complexe de Trepca a donc fortement diminué (tableau n°8), entraînant en même temps des difficultés économiques pour de nombreuses activités. En effet, de nombreuses petites entreprises familiales sous-traitaient pour les usines de Trepca. De plus, le pouvoir d'achat des habitants de Mitrovica a été brusquement restreint, ce qui a provoqué de grandes difficultés chez tous les commerçants. Le conflit a démultiplié ces problèmes. Par conséquent, les difficultés économiques de Mitrovica viennent à la fois de la pauvreté de la province, des installations obsolètes de l'industrie (et surtout du complexe industrialo-minier de Trepca), du manque d'investissements et des tensions intercommunautaires qui divisent la ville en deux parties économiquement indépendantes.
Tableau n°8 :
"Les vestiges de Trepca à Mitrovica sud" (2003)
(nombre d'employés dans chaque secteur du complexe)
|
1989/1990
|
2003
|
MINE
|
3 061
|
528
|
USINE DE BATTERIE
|
1 379
|
50
|
METTALURGIE (ZINC)
|
1 146
|
87
|
INDUSTRIE CHIMIQUE
|
1 094
|
42
|
FABRIQUE D'EQUIPEMENT
|
380
|
31
|
GESTION ET SECURITE
|
|
41
|
TOTAL
|
7 060
|
779
|
Source : European Stability Initiative (ESI), 2004, A post-industrial
future ? Economy and society in Mitrovica and Zvecan, p. 3.