Faire la paix dans les villes
Retrouvez les extraits du power-point de ma présentation de thèse faite lors d'un colloque organisé par le C2SD (Centre d'études en sciences sociales de la Défense) le 23 octobre 2007 à l'Ecole militaire.
"Faire la paix dans les villes : étude géographique des interventions militaires en zone urbaine (Beyrouth, Mitrovica et les autres...)"
Ce texte est paru dans Le Mensuel de l'Université, n°23, février 2008. Retrouvez ce texte sur
http://www.lemensuel.net/Faire-la-paix-dans-les-villes.html
La géographie permet de mettre en valeur la complexité d’un objet d’étude tel que la ville en guerre. Les fragmentations urbaines, la dérégulation de l’espace de vie commun et la dissolution des liens sociaux fondés sur une urbanité commune sont les principales conséquences des guerres urbaines, qui empêchent le rétablissement durable de la paix.
Dans ses diverses missions, le militaire doit avant tout prendre en compte la population civile qu’il doit protéger, mais aussi réconcilier. Mais, au cœur des lignes de fracture sociales, communautaires et politiques, la guerre laisse de profonds stigmates durables dans les villes.
Du fait de l’urbanisation croissante de par le monde, la ville est devenue l’objet de toutes les convoitises et de tous les enjeux (politiques, sociaux, économiques, communautaires...). Prendre le contrôle d’une ville et surtout des villes-symboles (les capitales comme Beyrouth, les villes "déchirées" entre deux communautés qui s’opposent comme dans le cas de Mitrovica entre Serbes et Albanais, les capitales économiques comme Abidjan...) est devenu un objectif prioritaire dans les guerres actuelles. Mais comprendre les réels enjeux du conflit est aussi un défi pour une force d’interposition et de rétablissement de la paix. Enfin, les besoins de la population urbaine sont une donnée essentielle du processus de réconciliation.
Aujourd’hui, les opérations militaires menées par l’Armée française doivent faire face à une population divisée par la guerre : les rancœurs fragmentent l’espace de vie urbain de sorte à créer de multiples micro-territoires que chaque communauté s’approprie, protège et érige en haut-lieu de la défense de l’identité contre l’"Autre". Dans des villes multicommunautaires comme l’étaient Beyrouth ou Sarajevo, les communautés se mélangeaient, les mariages mixtes étaient nombreux et la population se sentait avant tout beyrouthine ou sarajévienne.
Dans des villes d’ores et déjà divisées, comme Mitrovica, les lignes de fracture sont nettes, bien avant le déclenchement du conflit. Les Serbes occupent majoritairement le Nord de la ville, les Albanais sont presque majoritaires dans le Sud. La rivière Ibar sert de frontière entre ces deux quartiers qui vivent l’un à côté de l’autre, mais pas ensemble. La guerre a mis en exergue des différences identitaires (et souvent religieuses) manipulées par des acteurs politiques, des groupes armés, des milices et des réseaux criminels. Tous ces acteurs cherchent à asseoir leur contrôle sur un territoire : cette appropriation est obtenue par le biais d’une exaltation des différences et des peurs.
Particulièrement dans le cadre d’une crise économique et sociale, les populations sont ainsi exaltées pour souder les communautés en expliquant que les maux de la société viennent de cet "Autre" qu’il faut détester et combattre.
Les militaires français interviennent ainsi dans des villes où les liens sociaux sont dissous de sorte à créer des communautés hostiles les unes vis-à-vis des autres. La ville se défait et se fragmente de sorte à se transformer en micro-territoires appropriés par des groupes armés, soutenus par la population civile. Leur intervention est donc compliquée par la présence de la population qu’ils doivent protéger.
De plus, le défi est double et contradictoire : sécuriser (et donc éloigner) et réconcilier (et donc rapprocher) les populations ne peuvent se faire qu’en plusieurs temps. En outre, en intervenant, les militaires français changent la géographie de la ville, dans la mesure où ils s’approprient des espaces et "perturbent" les relations sociales existantes. Cette intervention militaire peut être pensée selon des concepts géographiques : les militaires doivent disposer des check-points dans les hauts-lieux de la violence dans la ville (ce sont alors des points sur lesquels toute l’attention est focalisée), mettre en place des patrouilles pour quadriller l’ensemble de la ville (ce sont là des lignes qui relient entre eux les check-points et leur apportent un soutien en approvisionnement, mais également un renseignement sur les points focaux de la violence et une aide en "démantelant" les actions de groupes occultes - milices ou réseaux criminels principalement - qui cherchent à déstabiliser la paix), et enfin faire interagir toutes les missions militaires dans la même ville et dans ses alentours (la mise en réseau de l’action militaire permet que l’action soit coordonnée selon une vue d’ensemble des tensions dans la ville).
La géographie met enfin en valeur le jeu des représentations dans la ville en guerre, qui compliquent tout processus de paix durable. En effet, différents types de perceptions sont mis en œuvre : tout d’abord, la perception des communautés entre elles, des groupes qui se sont opposés dans la guerre, mais aussi des "sous-groupes" qui sont issues des fragmentations internes dans les communautés. Les exemples d’Abidjan, Beyrouth et Mitrovica (et aussi de Sarajevo, Kaboul, Kinshasa...) montrent que les groupes "unis" pendant la guerre peuvent également se dissoudre rapidement en fonction de différences politiques et sociales. Par exemple, les Albanais de Mitrovica, soudés autour de leur appartenance ethnique, se disputent aujourd’hui entre discours nationalistes extrémistes prônant pour un Kosovo "purement" albanais et discours plus modérés intégrant les minorités dans un Kosovo indépendant.
De même, à Beyrouth, la ligne de fracture Est-Ouest entre quartiers chrétiens et musulmans s’est elle-même fragmentée en une multitude lignes de division, notamment la ligne Nord-Sud entre riches et pauvres. Ensuite, cette recherche s’appui sur les perceptions de la population vis-à-vis de la force d’interposition et de maintien de la paix, afin de mettre en avant les besoins de la population et les processus complexes qui peuvent mener l’Armée française à être envisagée par les civils comme une force d’occupation dont on refuse la présence, phénomène qui bloque le processus de paix. Enfin, les représentations des militaires vis-à-vis de la population montrent les difficultés de mettre en place la neutralité nécessaire à l’action des militaires.
Dans la perspective d’une étude comparative, comparant l’incomparable, c’est-à-dire des villes issues de différents continents, aux enjeux conflictuels variés et complexe, cette thèse a pour objectif de mettre en place une méthodologie d’analyse de la ville en guerre et de la ville d’après-guerre par-delà les continents et les guerres.
POUR CITER CE TEXTE :
TRATNJEK, Bénédicte, "Faire la paix dans les villes, dans Le Mensuel de l'Université, février 2008, n°23.